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Clac clac clac

« Vous voulez donc analyser comment les autres perçoivent votre défaut de visage ! Curieuse démarche.
– Vous ne me croyez pas ?
– Si ! Comment inventer un mensonge pareil ?
– Je ne mens jamais !
– Me dit-elle les yeux dans les yeux ! J’en prends note, mais comment compter vous mener cette… étude ?
– En restant auprès de vous pendant plusieurs semaines… sauf pendant les moments réclamant de l’intimité évidemment.
– Ça, je l’avais compris dès votre seconde phrase.
– Excusez-moi, Roland. Je voyage pour apprendre. Partout, je trouve à approfondir mes connaissances. Où vous déciderez d’aller, j’irai… si vous acceptez. Je peux être utile, en cas de mauvaise rencontre par exemple.
– Oh ! Je n’en doute pas, mais je vous ai donné mon accord dès ma seconde phrase.
– Écoutez, Roland, j’essaie d’engager une conversation avec vous. J’ai ouï dire que vous étiez peu bavard, mais si vous me répondez systématiquement “on l’a déjà dit” cette conversation va se transformer en monologue.
– Excusez-moi, Silaid, sans doute avez-vous raison. Comme vous semblez détenir un certain nombre d’informations à mon sujet, et que pour ma part je ne connais de vous que votre nom et ce que je vois et déduis. Je propose que vous me parliez de vous.
– D’accord. Donc je viens, tout comme vous, d’un autre monde. Je suis une princesse sassanide, les miens règnent sur d’immenses territoires couvrant mille lieues de la Sîn au levant à la Cilicie au couchant, et six cents de la Chorasmie au nord à Mazun au sud. Carte du pays de mon père, que tu sois de papyrus ou de vélin, je te conjure dans les airs ou les eaux, et te commande au nom d’Ohrmazd1 d’apparaître aussi vite que l’étoile filante traverse le ciel. Êta at bekon ! Êta at bekon !  »
Roland observa sans y toucher le parchemin qui venait de se matérialiser sur la table.
« Et je pratique la magie, ajouta Silaid.
– J’ai vu… très intéressante votre carte.
– La capitale de notre royaume est ici à Istakhr, ses murailles protègent le palais d’où mon père gouverne. Là, à soixante-dix lieues au sud-sud-ouest de Tachkent, la cité de Samarcande abrite celui de mon oncle.
– Savez-vous que je collecte la connaissance sous toutes ses formes ? Je possède un artefact qui me permettrait de copier votre document, m’y autoriseriez-vous ? »
Ce fut au moment où Roland sortait le study-pad de sa poche Nakor que le premier canard-zombie entra dans l’auberge en se dandinant. Clac clac clac, faisait son bec étrangement muni de dents. Les incisives allaient se refermer sur la queue du chat, quand ce dernier d’un coup de patte magistral expédia le volatile dans les airs, en direction de la table de Roland et Silaid. La tête du canard-zombie se détacha de son cou avant que Roland n’ait posé la main sur l’oo’lu. Le cimeterre et Silaid avaient réintégré leurs places respectives lorsque les deux parties du zombie retombèrent sur le sol. Sept paires d’yeux écarquillés suivirent le corps du canard-zombie qui parcourait une spirale s’élargissant. Jusqu’à ce qu’il rencontre le crâne dentu, qu’il prit sous son aile, puis l’animal sortit de l’auberge accompagné par le clac clac clac du bec qui continuait de chercher à mordre.
***
« Merlin, Merlin, vous avez vu ? Que fait-il là-bas, celui-là ?
– La porosité, disciple, la porosité ! Sais-tu ce qu’est la porosité ?
– Euh ! Oui quand une amphore devient poreuse son contenu suinte.
– Effectivement… mais non 👋2 pas cette porosité-là. La po-ro-si-té des gen-res, la fantasy évolue, ses limites sont floues. Il arrive qu’elle emprunte, voire qu’elle s’approprie un archétype d’un genre voisin.
– Oui, oui Merlin. Le canard-zombie a franchi la frontière. Parce que lui est on ne peut plus fantastique et même plutôt fantaisiste.
– Tout à fait, de même que le djinn a, lui, traversé celle qui sépare le conte de la fantasy… Observe en silence, si tu ne te tais pas, je t’envoie contempler “La troisième Quête”, et tu me feras une fiche en 15 à 25 lignes maximum résumant les différentes intrigues imbriquées. 👋 »
***
Roland s’apprêtait à commenter la célérité de Silaid quand un bruit sourd prit naissance à l’extérieur. Chacun prêta l’oreille. Le ton enfla, il devint un brouhaha, bientôt l’on put distinguer les « clac clac clac » émis par des milliers de becs. Puis l’auberge fut envahie par le tintamarre de dizaines de milliers de « clac clac clac ».
Silaid, Roland, le patron, Gaël et ses deux compagnons sortirent. Un flux continu de canards-zombies s’écoulait de la bibliothèque par ses portes grandes ouvertes.
« Merde, ils arrivent par la faille qui se trouve dans les sous-sols de la bibliothèque. »
***
Notes :
1) Ohrmazd ➢ divinité centrale de la religion mazdéenne
Êta at bekon ➢ Verbe persan etâ at kardan à l’impératif présent 2e personne du singulier.
2) 👋Merlin calotta son disciple.
Carte de l'Empire Sassanide fournie par antikforever

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   ou 

Boy meets girl

Lorsque la femme fit son apparition, je compris immédiatement que c’était elle que j’attendais. L’arme qui pendait à son côté fut la première chose que je remarquais. Puis je découvris de longues jambes et un fessier de gazelle, des hanches pas trop larges, une taille mince, une petite poitrine haut placée, de fins bras musclés et un cou gracile. Mon regard s’immobilisa sur la voilette écarlate qui masquait son visage… aussi bien que ma capuche camouflait le mien.
Elle inspecta les lieux, manifestement à la recherche de quelque chose, ou quelqu’un. Lorsque sa tête s’arrêta orientée dans ma direction, je réalisais qu’il s’agissait de moi. Que se passait-il aujourd’hui ? Elle, aussi, devinait ma présence. Alors qu’elle prenait une chaise, je demandais au shaed de dissiper l’ombre qui me dissimulait.
Alors que nous échangions quelques mots, je perçus un incident singulier. Je lançai un coup de sonde. Aucune réponse. Étrange, pourtant je ne me trompe pas. À cet instant, le chat descendit du giron de Gaël, se frotta contre la jambe de l’inconnue avant de regagner les genoux qu’il venait de quitter. La femme ne broncha pas le moins du monde. Ce qui s’était passé était suffisamment insolite pour que je décide de le garder pour moi.
Mon interlocutrice retourna la chaise, et s’assit à califourchon.
Merde une cavalière, ça commence mal.
Elle porta la main à son côté droit vers la fente d’une poche passepoilée dont elle sortit un tube d’argent, long de huit pouces pour un diamètre d’un grain d’orge, qu’elle posa devant elle. Comme le patron arrivait avec les deux hypocras, elle extirpa une bourse de son sarouel, elle en tira avec dextérité une pièce de billon. Elle la lança d’une pichenette à l’aubergiste qui l’attrapa au vol d’un geste assuré en retournant s’installer à la table de ses trois autres clients. Bien que je ne les visse pas, je fus certain que les yeux de mon « invitée » ne m’avaient pas quitté une seconde. Je notai que sa main droite restait en permanence en retrait, ne se trouvant jamais entre la gauche et la poignée du cimeterre qui, malgré une damasquine d’une beauté exceptionnelle, n’étais pas qu’un objet décoratif. Pourquoi faut-il toujours que les femmes que le Ka place sur ma route envisagent de devoir m’embrocher ?
« Mon nom est Silaid ! dit-elle suffisamment fort pour être entendue de tous.
— Pfff…
— …
— Co… comment ?
— … Je laisse toujours de dix à quinze secondes à mes interlocuteurs pour qu’ils assimilent l’information... qu’ils s’amusent en leur for intérieur, avec des plaisanteries fines du style : “Je suis si laide que je suis obligée de cacher mon visage !”
— N…
— Ne protestez pas, il m’est indifférent que ce soit votre cas ou non… Et cela permet aux plus vifs d’esprit d’éviter de me demander pourquoi je porte mon voile, ou si je vais l’enlever.
— On me nomme Roland.
— Roland, si vous oubliiez votre bo1, j’oublierai mon cimeterre, afin que nous puissions discuter sereinement en dégustant nos hypocras.
— D’accord, mais ce n’est pas un bo, c’est un oo’lu… un instrument de musique un peu particulier. Que ne puis-je lire dans tes yeux pour évaluer ta sincérité ? Mais bon, la réciproque est vraie. »
Nous nous levâmes, j’adossai l’oo’lu, à portée de main, contre le mur situé derrière moi, elle fit pivoter son siège. Avec une synchronisation digne d’un ballet, nous nous assîmes face à face, ripâmes nos chaises, posâmes nos avant-bras sur la table, prîmes nos gobelets. Je brandis le mien.
« À votre santé ! Oups ! j’ai failli dire “ma belle”.
— À la vôtre, Roland ! »
Silaid ramassa le tube, appuyant de l’index sur le côté d’une extrémité, elle actionna une astucieuse articulation implantée à moins de deux doigts du bout, afin d’obtenir un angle d’environ quatre-vingt-dix degrés. Elle introduisit la partie la plus longue dans son gobelet, et glissa l’autre avec aisance derrière la voilette sans même l’effleurer. J’admirai l’ingéniosité de l’instrument et la compétence de l’orfèvre qui l’avait fabriqué. Sachant qu’elle avait remarqué mon intérêt, je l’imitai en buvant une gorgée, puis l’interrogeai.
« Pourquoi souhaitez-vous cheminer à mon côté ?
— Au cours de ma pérégrination en ces contrées, à plusieurs reprises j’ai entendu des gens dire à mon sujet : “C’est aussi perturbant qu’être face à Roland”. Bien que ces mots ne soient pas destinés à mes oreilles, ils éveillèrent en moi le désir de vivre une expérience exceptionnelle : apprendre, en étant dans une situation comparable à la leur, ce qu’éprouvent les autres envers mon absence de visage. Je me suis donc mis à votre recherche. Oh ! évidemment, je suis consciente que ma particularité influencera ma perception, mais j’espère progresser dans la compréhension du malaise que certains ressentent à ma vue.
— Et pourquoi marcherais-je au vôtre ?
— Pour la même raison, ne sommes-nous pas similaires ? »
Je ne sus si elle devina le sourire qu’elle ne pouvait distinguer, lorsque je lui donnais mon accord. Mais j’entendis le sien quand désignant l’objet, elle précisa, « je l’ai conçu en observant un brin de paille. »
Sans le moindre doute, le Ka m’a placé sur la route de Silaid.
***
Note :
1) Bo ➢ bâton long (1,5 mètre), utilisé dans le bozendo
Roland est maître Bozendoka ➢ ka do zen bo ➢ qui (suit) - la voie - zen - du bâton long.

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En poussant les deux battants

Une femme, âgée d’environ vingt-cinq ans, entra dans l’auberge. Vêtue d’un sarouel et d’un kurta, coiffée d’un tambourin écarlate et chaussée d’élégantes bottes de même teinte, elle était richement parée. Un cimeterre damasquiné battait contre sur sa cuisse droite.
La conversation cessa instantanément. Le patron se leva éberlué. Les doigts de Gaël, qui tourna la tête pour voir qui pénétrait dans la salle, se crispèrent sur les poils du chat. Les deux derniers semblaient avoir été pétrifiés, l’un portant un goujon à sa bouche, l’autre le nez dans sa chope de bière, regardant par-dessus celle-ci, celle qui venait de franchir le seuil.
Historia est une ville cosmopolite, exempte de stéréotypes sexistes. Les représentantes de la gent féminine y fréquentent régulièrement les auberges. Pas seulement les courtisanes ou les saltimbanques qui s’y rendent pour travailler. Commerçantes, paysannes et bourgeoises hantent les restaurants, tavernes et cabarets, mais pas les bouges bien évidemment. Elles y vont avec leurs maris, leurs amis, entre filles ou en solitaire. Certaines artistes tiennent même salon à la « taverne des arts ». Une femme armée n’est pas courante à Historia, mais n’a rien d’exceptionnel, il y a dans la cité une école d’escrime réputée dont le maître d’armes est l’une d’elles. Ce n’est pas non plus la silhouette agréable de la visiteuse qui laissait les quatre hommes sans voix. Le métissage de la ville favorisait l’apparition de créatures de grande beauté. Leur sidération était due à la voilette qui masquait le visage de la nouvelle venue.
Ho ! bien sûr, ils en avaient déjà vu. Parfois, des veuves portent quelque temps des voiles noirs, qui ombrent légèrement leurs minois. Afin de simuler la tristesse et cacher leurs sourires, disent les mauvaises langues. Pour ne pas exposer leurs chagrins, soutiennent les bonnes gens. Mais celle-là était d’une joyeuse écarlate qui vous « claquait à la gueule », et surtout elle était totalement opaque. Tellement dense qu’ils se demandaient comment elle pouvait voir au travers. Si impénétrable qu’elle eut pu avoir la tête d’un carlin sans que nul le sût.
Reprenant ses esprits l’aubergiste lui proposa une table et s’enquit de ce qu’elle désirait.
***
J’entrais dans l’hôtellerie, aussitôt le silence se fit, quatre hommes attablés semblaient tétanisés. Un chat essaya de s’enfuir, mais une main tenant fermement une bonne poignée de poils l’en empêcha. J’avais l’habitude, je provoquais souvent cette réaction dans ces contrées où ma réputation ne m’avait pas précédée. Après quelques secondes, l’un d’eux se leva, me proposa une table. L’aubergiste sans doute.
Mais je scrutais la salle, mon regard s’arrêta sur le félin. Étrangement, l’animal fixait le texte qui me ceignait la taille comme s’il le comprenait… Je repris mes esprits, j’avais bien failli vérifier ma ceinture. « Si, un jour, tu rencontres une personne, homme ou femme, qui réussit à lire cette phrase, elle apparaîtra non cryptée sur le ruban », disait le message du djinn. Un homme ou une femme, pas un chat. Idiote ! De toute façon, ce n’était nullement pour déchiffrer les mots dits à mon père que je parcourais les mondes. Je repris mon examen de la salle, cette fois je m’arrêtai à un coin plongé dans l’ombre.
« Merci, je m’installerais dans ce coin au fond. Renouvelez la consommation de son occupant et amenez-moi la même chose, je suis sûr que cela me conviendra », répondis-je à l’aubergiste.
J’avançais jusqu’à la table. Alors que je me saisissais d’une chaise, l’obscurité disparut, l’homme que je cherchais apparut, je l’interpellais.
« Vous permettez, golem ?
— Je vous en prie, prenez place ! Mais je ne suis pas un golem, je suis fait de chair et de sang.
— Admettons. Je vais vous surprendre, mais je pense que nous allons cheminer côte à côte un certain temps.
— Ce n’est pas impossible, mais dites-m’en plus. »
***
« Roland, la princesse, et le djinn réunis dans une pièce, je sens que les choses vont se compliquer.
— Évidemment, disciple, j’espère que tu ne provoqueras pas un brouillamini comme il y a deux ans.
— Promis, Merlin. Je me tiendrai tranquille, sinon je sais, des calottes.
— Des calottes ? Des calottes oui, mais pas seulement. Où étais-tu l’an dernier quand maître Léonard a suivi sa cure en février-mars, et non en mai-juin comme d’habitude ?
— À la ferme pour traire les vaches.
— Si tu me mets une pagaille indescriptible dans cette histoire, je te bannirai et tu iras tirer sur des pis, pour remplir des seaux de lait, chaque fois que maître Léonard ira prendre les eaux.
— Oui, Merlin, j’ai bien compris. Mais dites-moi, ne trouvez-vous pas bizarre que le Djinn soit arrivé là maintenant ?
— Tu as dit, bizarre, 👋1 bizarre, 👋 comme c’est étrange ! 👋 Pourquoi as-tu dit, bizarre ? 👋
— Ben… parce que c’est bizarre que chassé du monde où il se trouvait précédemment, il surgisse précisément ici, à ce moment précis.
— As-tu réellement cru que le tout-puissant 👋 avait enjoint à Miou d’aller jouer ailleurs, 👋 à la demande d’un rovalug2 gonflé de son importance ? 👋 Penses-tu qu’une de ses créatures puisse non pas prier ou implorer, mais “discuter avec” le créateur ? 👋 Envisages-tu que le Très-Haut se soit trouvé “bien embêté” ? 👋 Es-tu aussi stupide qu’un dragon ? 👋 Le grand architecte a intimé au djinn de venir ici parce que tel est son dessein. 👋 Espérons pour Sindaril que notre seigneur, à tous, soit en mode “pardon et miséricorde”, et non d’humeur “colère et châtiment”. 👋
— Oui, Merlin. »
Le disciple se frotte l’arrière de la tête en marmonnant. « Quand cessera-t-il de se prendre pour l’agent Gibbs ? »
***
Note du scribe qui couche sur les bits la relation des faits, sous la dictée des héros, témoins et autres observateurs : Je ne peux en aucun cas être tenu responsable, même solidairement, des paroles prononcées (aussi ineptes soient-elles) ou des actes commis par les personnages. Surtout de ceux qui interviennent, plus ou moins régulièrement, dans cette aventure sans y avoir été invités.
***
Notes :
1) 👋Merlin calotta son disciple.
2) Dictionnaire bilingue sindarin [gris elfique] - français

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En passant sous la porte à battants

Roland continua d’écouter et d’observer les trois clients qui conversaient. L’homme originaire du pays imaginaire expliqua à ses interlocuteurs que beaucoup de ses concitoyens pensaient que la progression vers leur ville de la dislocation était liée à un nouveau phénomène tectonique « l’émergence des ruines d’un temple antique » aux environs de la clairière sise à moins d’une heure de marche de « la sente du fol ». L’évocation du lieu rappela à Roland la chatte noire qui l’avait mené à la chaumière et au « Grimoire ». C’est le moment que l’un de ces félins choisit pour pénétrer dans le poney fringant. Coïncidence qui aurait probablement fait sursauter tout autre que Roland. Mais un observateur, qui aurait réussi à percer l’ombre qui protégeait Roland et à voir son visage dissimulé par le capuchon de la houppelande, aurait tout au plus remarqué un sourcil qui se serait levé.
C’était un abyssin roux qui venait d’entrer dans l’auberge. Le mistigri se dirigea vers les trois hommes attablés, coupant la route à l’aubergiste chargé d’un plateau destiné au trio.
« File ! Allez, va en cuisine ! Nelly te donnera quelque chose ! Mais n’ennuie pas les clients !
– C’est le vôtre ?
– Non ! c’est même la première fois que je le vois.
– Y nous dérange pas ! » répond le plus jeune des trois en reculant sa chaise avant de tapoter sur sa cuisse.
D’un bond, le minet s’installa sur les genoux, si généreusement offerts, pendant que le tenancier posait de nouvelles chopes de bière sur la table, les remplaçant par les vides sur son plateau.
« Patron, mets-nous une friture d’goujons ! Ah ! Ajoutes-en un cru pour Miou ! »
Ses amis et l’aubergiste, interloqués, le regardèrent.
« Gaël, “miaou”, voyons, tu ne peux pas dire “le chat” ? s’exclamèrent ses compagnons.
– À ton âge, réprimanda le cabaretier, avant de se diriger vers la cuisine.
– J’ai pas dit “miaou”, mais “Miou”… Je… J’crois… qu’c’est son nom… »
Cette fois, c’est une oreille se dressant qu’aurait remarquée l’hypothétique observateur de Roland.
« Son nom ? Comment le connaîtrais-tu ?
– J’sais pas, mais c’est bien l’sien, maint’nant, j’suis sûr ! »
Étrange ! Bien entendu, le comportement de ces hommes est normal, depuis la plus haute antiquité, les chats circulent librement dans les villes. Mais cette histoire de nom est troublante... Ce n’est tout de même pas ce… « Miou » que j’attends ?
Pourtant, l’animal regarda dans la direction de Roland, il scruta l’ombre.
Bon, soit, ces commensaux voient très bien dans la pénombre. Mais celui-là est en pleine lumière donc, il ne peut me distinguer. Alors, qu’est-ce qui éveille son intérêt pour ce coin de la pièce ? Devine-t-il ma présence ?
« Moi, j’ouïs dire, par un colporteur qui bivouaquait dans c’te clairière, que l’temple l’est pas sorti des entrailles de la Terre, parc’que l’a vu tomber du ciel », rapporta Gaël.
La conversation continua. Gaël caressait Miou. Dix minutes plus tard, l’aubergiste revint, posa la friture et une chope de bière devant eux. Il tendit le goujon cru au matou qui le saisit, descendit des genoux de Gaël, se coucha, à ses pieds, et dévora le poisson. Le patron s’empara de la première chaise à portée de main et s’attabla avec ses clients. La conversation reprit, à quatre.
Lorsqu’il eut fini sa pitance, Miou fit sa toilette, puis regarda vers Roland.
Va-t-il venir vers moi ? Est-il possible que le ka m’ait mis sur la route d’un chat ?
Le matou heurta, de la tête, la jambe de Gaël. Le jeune homme réitéra son geste d’invite. Le chat s’installa sur le giron du garçon ronronnant.
Attendons, le ka décide des routes sur lesquelles il me place.

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Au poney fringant

Roland arriva dans les sous-sols de la bibliothèque d’Historia. Il remonta au rez-de-chaussée, constata sans surprise qu’il avait changé d’époque. Bien antérieure à celle de l’amphithéâtre, celle-ci semblait être la même que lors de sa précédente incursion dans ce monde. Roland observa le hall, rien de particulier n’attira son attention, il se dirigea vers la sortie, pour se rendre à l’auberge la plus proche.
Roland regarda la façade du Poney fringant. Il y avait déjà manifestement plusieurs années qu’elle avait été réparée. L’enseigne portait encore des traces de l’incendie déclenché par Adelheid. Il entra, s’installa à la petite table isolée dans le coin le plus sombre de la salle, et commanda un hypocras. À cette heure, l’établissement était presque vide, seule une autre table était occupée. Trois clients y étaient en pleine conversation, Roland tendit l’oreille. Un homme, arrivé du Pays imaginaire, rapportait à ses compagnons que la faille, qui s’ouvrait à la base du monde perdu de Sir Arthur Conan Doyle, venait d’atteindre les portes de la ville. Il s’agissait d’une dislocation tectonique de rupture sans déplacement visible avec ouverture. Lors de son précédent séjour en Fantasy la déchirure se refermait à douze lieues de cette cité. Un bref sourire naquit sur son visage dissimulé. Après sa nuit avec Ryana, certains avaient prétendu que la fissure s’était rapprochée du Pays imaginaire d’une demi-lieue.
L’incompréhension chassa le souvenir. Les Mooc de l’univers FUN étaient des mondes cycliques, de courtes périodes d’activité et de longues phases de stase alternaient. Après leur ultime période d’activité, ils ne se disloquaient pas, ils se pétrifiaient. Alors quelle était la cause de cette progression de la cassure ?
Voilà un mystère que Roland devrait élucider, mais pour le moment il attendait. Il savait que quelqu’un allait entrer dans l’auberge. Il ignorait qui, quand et pourquoi. Mais il avait la certitude de l’importance de l’événement. Il recula la chaise, posa l’oo’lu en travers de ses genoux, puis demanda au shaed de le dissimuler. Doucement, la luminosité diminua dans ce coin de la salle, la silhouette de Roland disparut dans l’ombre, bientôt il ne fut plus visible. Il attendit, s’interrogea, combien de temps devrait-il patienter. Roland récita mentalement son mantra.
« Om Bhur Buvaha Suvah
Thath Savithur Varenyam
Bhargo Devasya Dheemahi
Dhiyo Yonaha Prachodayath… »
***
Note : Le mantra est tiré des paroles de la chanson « Gayatri Mantra » de Deva Premal.

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Sur les traces de Sindbâd

J’avais bénéficié des meilleurs professeurs, venus des quatre coins cardinaux, pour m’enseigner les arts : musique, peinture, sculpture, architecture et littérature. Ils m’apprirent également la géographie, l’histoire et les langues étrangères. J’avais été formée au maniement des armes et l’on m’avait initiée à la magie. Le monde m’attendait, je brûlais de le parcourir, je partis à sa découverte, ceinte du ruban de soie.
Désireuse de contempler les merveilles contées par Sindbâd de la mer, arrivée à Bagdad, je descendis sur la rive et embarquai, avec d’autres passagers, dont nombre de marchands, à destination de Bassora. Là où commença notre traversée. Nous voguâmes des jours et des nuits, d’île en île, de mer en mer, de contrée en contrée.
Nous ne vîmes nulle baleine ensablée, nulle pouliche entravée sur une côte, nul oiseau rokh planant dans les cieux, nulle vallée dont le fond fut tapissé de diamants, nulle rivière aux trésors ; et fort heureusement ni montagne des singes, ni monstre noir, ni noirs serviteurs d’ogre, ni vieillard satanique, ni caverne des mourants. À chaque escale, les marchands vendaient, achetaient, troquaient des denrées. Le voyage était agréable.
Une nuit, nous fûmes pris dans une tempête et le bateau se retrouva ballotté. Le commandant envoya un matelot nous dire que ce n’était qu’un fort coup de vent, mais il redoubla de violence. Les marins affalèrent les voiles avant qu’elles n’arrachent les vergues, les bourrasques mugirent dans le gréement, la mer se creusa. Nous vîmes la mort lorsque le navire fut jeté, par le travers, contre une vague qui semblait toucher le ciel.
Le vaisseau ne s’écrasa pas contre le mur liquide, mais le fendit. Dieu est grand et miséricordieux, tous tombèrent à genoux et exaltèrent celui qui décide de tout, car de mémoire d’homme jamais telle chose ne s’était produite.
L’équipage et les passagers étaient trempés, mais tous à bord et vivants. L’eau ruisselait sur le pont, elle s’écoulait de toutes les ouvertures, mais le boutre flottait. Nous regardâmes à tribord, à la poupe, à bâbord, à la proue, nulle trace du cyclone. Sur une mer d’huile, un soleil encore loin du zénith brillait, dans un ciel sans nuages. Au nord-est, une terre inconnue barrait l’horizon. Le capitaine fit hisser les voiles, puis mit le cap sur le continent. Une brise de sud-sud-ouest nous mena à la côte que nous longeâmes, navigant au sud jusqu’au premier port, que nous atteignîmes le lendemain en début de matinée.
Un esquif, venu à notre rencontre, nous accosta, l’échelle de coupée, qui leur fut lancée, permit à trois hommes de monter à bord. Les gens de mer ne connaissent pas la barrière de la langue, manœuvres et procédures sont universelles, un vaisseau qui se manifeste à l’entrée de la rade reçoit l’assistance d’un pilote, s’il est inconnu, il est inspecté par les autorités. Le lamaneur se mit à la disposition du timonier, ils échangèrent quelques termes de marine tels que barre, haut-fond, écueils, chenal, etc., désignant la cité, il prononça le nom « Legendarium ». À l’écoute, je commençais l’apprentissage de la langue locale. Pendant qu’un matelot guidait un soldat dans sa visite de contrôle, l’officier resta sur le pont bien visible d’un fortin sis sur le musoir de la jetée. De retour, son subordonné lui rendit compte de la fouille, puis tous deux saluèrent le capitaine, nous adressèrent un signe de tête, puis débarquèrent.
Le pilote guida le bâtiment jusqu’au quai où il s’amarra à côté d’une nef dont la ligne de flottaison révélait une cargaison abondante. Nos négociants bagdadis exultaient, ils rêvaient, à haute voix, de marchandises exotiques, d’épices inconnues, de tissus plus légers que la soie, de fruits plus généreux que la grenade, d’aciers rivaux de ceux de Tolède. Grisés par la perspective de fructueuses transactions, oublieux de ma présence, l’enthousiasme les incitait à surenchérir sur les aspirations de leurs homologues. L’un envisageait des pièces d’orfèvrerie dignes de la table du roi Shâhriyâr, un second anticipait des joyaux susceptibles de ravir Shahrâzâd. Enfin, un troisième imagina trouver des onguents et des fards capables de rendre toutes femmes belles et désirables, même… après un long silence, je suggérais, amusée, « Silaid ! ». Alors qu’ils se confondaient en excuses, je leur remémorais que leurs affaires les appelaient, ils se précipitèrent à terre.
Les négociants comme les marins n’ont nul besoin de partager un idiome, pour exercer leur métier, il n’est pas nécessaire de savoir quels nombres l’autre utilise. Seuls comptent le prix que chacun donne à l’objet de la tractation, le poids et le titre de l’alliage de la monnaie proposée en paiement. Peu importe qui représente l’effigie frappée sur l’avers, l’or, l’argent, le cuivre et le fer ont une valeur en soi. Après maints salamalecs, les Bagdadis commercèrent avec les Legendariens.
Sur l’enseigne de l’auberge, où je me rendis quelques heures plus tard, figurait un chaudron duquel s’élevait le pied d’un arc-en-ciel. Sitôt entrée, je fus abordée par un benêt à peine sorti de l’enfance, qui du geste me convia à le suivre. Il se dirigea vers une table à laquelle siégeait un vieillard dont les poils de barbe étaient aussi longs et blancs que les cheveux. Je répondis à l’invite, j’attendis que le garçon soit assis avant de l’imiter, car parfois le matois se cache derrière le simplet. À ma surprise, le patriarche, dont les doigts jouaient avec un étrange chapeau rond, haut et pointu posé devant lui, s’adressa à moi en pahlavi.
« Khoshâmad, jeune Persane. Excusez mon audace, mais seriez-vous Silaid ?
— Mes compatriotes parlent-ils tant de moi, sur les quais, que je suis déjà célèbre dans votre ville ?
— Que nenni, Princesse, comme vous, je ne suis point natif de ces terres. Grand voyageur, c’est à Antioche que j’entendis vanter l’agilité de votre esprit qui n’a d’égal que celle de votre lame.
— Mon esprit, si agile, me souffle, méfie-toi d’un flatteur, trop perspicace pour être sincère.
— Si je vous dis que je vous attendais, me croirez-vous ?
— Mais enfin qui êtes-vous et que me voulez-vous ?
— En cette cité, on me nomme Lailoken. Voici mon disciple, de la main, il désignait le jouvenceau qui souriait béatement, il ne comprend ni le pahlavi ni la langue locale, le fantasyaque. Je ne souhaite que vous aider, acceptez que le Très-Haut, maître de toutes choses, dans sa grande miséricorde, m’ait placé sur votre route. »
Je ne fus pas convaincue de poursuivre cette conversation, par son évocation d’une mission divine, mais par son attitude moqueuse qui réduisait son assertion au truisme. Il prétendit être le seul à connaître ma langue, en ce monde nommé Fantasy, dont il me parla longuement. Alors que, pour remercier le serveur qui nous apportait une collation, je reprenais les mots que Lailoken venait de prononcer, il sourit et proposa de m’enseigner le fantasyaque.
Avide de découvrir ces contrées, le lendemain, lorsque le boutre largua les amarres et mit le cap au large, dans l’espoir de rallier la Perse, je débarquais et louai une chambre au « chaudron du leipreachán ». Chaque jour, je passais de nombreuses heures avec mon étrange mentor, que je supposais être un mage. Nous déambulions dans la ville, flânions dans les collines environnantes, musardions sur le port, devisant dans un sabir, chaque jour composé d’un peu plus de fantasyaque et de moins de pahlavi. Nous discutions de tous les sujets, des recettes de cuisine, à la philosophie, à l’exception d’un, qu’il éludait chaque fois que je l’abordais, il prétendait, avec un sourire malicieux, ne rien savoir de la magie, ce qui intensifiait mes soupçons.
Le vingt-cinquième jour, je fis mes adieux à Lailoken et quittai Legendarium.

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La naissance de Silaid

Lorsque la sage-femme sortit de la chambre de Shahrâzâd, elle se dirigea vers le roi, lui annonça qu’il était le père d’une fille, puis lui murmura quelques mots à l’oreille. Shâhriyâr ordonna aussitôt :
« Sortez tous. Vizir ! Faites venir la garde muette… et fermez la porte derrière vous ! »
Dunyzâzâd ouvrit la bouche, mais son père, craignant déjà de perdre une fille, prit le bras de sa cadette et l’entraîna avec lui, ajoutant :
« J’écoute et j’obéis ! »
À la sage-femme hésitante qui espéra un dixième de seconde pouvoir sortir, le roi précisa :
« Toi, reste ici ! »
Le roi s’absorba dans ses pensées quelques instants, puis il lui ordonna d’un ton sans réplique de faire réaliser par une des deux servantes, celle qui l’avait assistée pour l’accouchement et possédait un don pour la couture, une voilette à la taille du bébé.
« Et qu’elle la lui fasse immédiatement porter ! »
La servante s’exécuta aussitôt et disparut dans le couloir. Elle reparut un peu plus tard, avec à la main une voilette tissée dans la gaze la plus fine et brodée de perles d’or. Elle se dirigea vers l’enfant et d’un geste vif fixa le voile minuscule sur son front poli. Après quoi, les trois domestiques devaient laisser Shahrâzâd se reposer seule avec son enfant et retrouver le roi dans la salle d’audience, ce qu’elles firent sans tarder. Quand les dix hommes à la langue tranchée, tous membres de la garde muette, arrivèrent, le roi Shâhriyâr ordonna à ses hommes de s’emparer des trois femmes, de les mener dans le “salon du silence” et de les décapiter aussi sec, avant qu’elles n’aient le moindre contact avec qui que ce soit. Ainsi se déroula le jour où naquit la princesse. Ce qui devait être un jour de liesse se termina dans le silence définitif de la mort. Mais l’on ne devait comprendre les raisons du comportement du roi que bien, bien plus tard.
Personne hormis sa mère ne vit jamais le visage de Silaid, pas même le roi. Le roi avait ordonné que l’on crève les yeux de ceux qui seraient chargés de seconder Shahrâzâd pour les soins donnés à l’enfant. Pour éviter cela, le vizir sélectionna exclusivement des nourrices et servantes aveugles, bien que la mesure lui semble bien incompréhensible. Personne, pas même lui, n’aurait osé soulever la voilette pour tenter de voir le visage du bébé. La facilité avec laquelle le roi faisait couper les têtes semblait suffisamment dissuasive au vizir. Trop heureux de la survie de Shahrâzâd, il ne désirait pas contrarier le roi.
Les courtisans, la domesticité du palais, la population de la ville et bientôt tout le pays, tous jasaient sur ce bébé si laid que le roi avait fait décapiter celles qui l’avaient aperçu. Certains prétendirent que le roi avait songé à tuer l’enfant, mais Shahrâzâd savait qu’il n’en fût rien. Bien que l’enfant eût reçu un prénom, il ne fut jamais utilisé que par sa mère, son père, son grand-père, sa tante et ceux qui étaient en contact avec l’enfant. Cependant, si personne d’autre n’utilisait son nom, personne n’osait utiliser le mot « bayti ». La crainte de la décapitation est parfois salutaire. Un Franc, qui tenait commerce de vin, utilisa dans une conversation les mots suivants de sa langue : « si laide ». Une semaine plus tard, le nom Silaid était arrivé à Samarcande au palais du roi Shâh Zamân, qui aussitôt dépêcha un cavalier pour informer son frère. Pour le malheur du marchand de vin, il était le seul Franc de la ville. Sa tête orne encore une pique aux portes d’Istakhr.
Très tôt, l’enfant fit preuve d’une vivacité d’esprit telle que ses parents décidèrent alors qu’elle avait cinq ans de lui donner la meilleure éducation possible. Shahrâzâd réussit à persuader son époux que, pour que les meilleurs savants de chaque discipline viennent des quatre coins du monde enseigner à leur fille, il devait renoncer à les isoler et à les raccourcir. Elle fut aidée en cela par le serment que fit l’enfant d’aussitôt faire avertir son père si quiconque cherchait à voir son visage. Un tel serment venant d’un enfant de cet âge est habituellement considéré comme sans valeur, mais la fille de Shahrâzâd faisait déjà preuve d’une franchise et d’une sincérité sans égal. Il lui était interdit d’utiliser un miroir ou de se mirer dans l’eau, lorsque seule, avec ou sans sa mère elle ne portait pas de voilette. Jamais elle ne chercha à enfreindre cet interdit. Son visage était donc un mystère pour elle-même.
Un soir au cours de sa dixième année, lors d’un dîner privé, elle surprit la tablée en s’adressant ainsi à son père.
« Père, je ne suis ni sotte ni sourde, je sais que tout le monde me nomme “Silaid”. Je me souviens avoir entendu mère un jour dire à tante Dunyzâzâd qui la suppliait de la laisser voir mon visage : “tu n’as pas besoin de voir son visage pour l’aimer, aime-la simplement, sans savoir ce à quoi elle ressemble, car ce n’est pas son visage que tu dois aimer, mais celle qui se trouve derrière.” Ignorant le regard noir que le roi lança à sa tante, elle continua, aujourd’hui père, je vous demande de m’appeler Silaid. Le monde me connaît sous ce nom, à l’exception d’une vingtaine de personnes, dont certaines doivent aussi parfois penser à moi sous ce nom. Non ! Père, laissez-moi finir. Je vous dis à tous, ce n’est pas mon nom que vous devez aimer, mais moi, alors aimez-moi sous le nom que le monde me donne. Un jour, je serai célèbre et c’est sous ce nom que seront chantés mes exploits. »
Depuis ce jour, Silaid est officiellement son nom, l’ancien est tombé dans l’oubli.
Quand à quinze ans, avantagée par sa voilette qui empêchait de déchiffrer ses intentions, Silaid vainquit pour la première fois le roi Shâhriyâr au cimeterre, celui-ci, sur le conseil de son maître d’armes, invita le plus célèbre forgeron de Tolède à s’installer à Istakhr, pour forger les différents cimeterres dont Silaid aurait besoin au cours de sa croissance et de son apprentissage. Il forgea pour elle sept cimeterres de gauchère dont les poignées étaient moulées à sa main, le dernier réservé pour les vingt ans de la jouvencelle.
À dix-sept ans, déjà fine lettrée, elle entreprit de transcrire les premières années de la vie amoureuse de ses parents dans un luxueux lutrin assemblé par ses soins. Elle acquit ainsi l’art de conter des histoires, qu’elle peaufina auprès des bardes fréquentant la Cour. Autour d’elle se forma un petit cercle d’amis férus de poésie, aimant à inventer des quatrains et chanter des ghazals.
À vingt ans, le jour où elle reçut son dernier cimeterre, sa tante Dunyzâzâd lui remit un ruban de soie peu avant son départ :
Texte du ruban
« Ce ruban m’a été confié par un djinn très puissant, qui m’a chargé de te le remettre si tu venais à parcourir le monde. Il ne peut être coupé par une lame, il ne peut être brûlé. Le djinn m’a demandé de te transmettre ce message, “Sur le ruban se trouve inscrite dans un langage inconnu la phrase que la sage-femme a murmurée à l’oreille de ton père le jour de ta naissance. Tu ne dois en aucun cas chercher à la déchiffrer. Si un jour tu rencontres une personne, homme ou femme, qui réussit à lire cette phrase, elle apparaîtra non cryptée sur le ruban. Tu seras alors libre de retirer ta voilette et de contempler ton reflet dans un miroir.” »
Silaid regarda le roi, qui approuva :
« Qui suis-je pour contredire un si puissant djinn. »

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